La vie n’a pas tardé à reprendre ses droits dans la capitale malienne, mais il y a toujours des corps et des esprits en souffrance.
Depuis son lit d’hôpital, Ali Yazbeck, le cou et le dos percé par deux balles, se livre d’une voix blanche : « Dans ma tête, je ne fais que voir les blessés. Dieu soit loué, je suis vivant. » Ce pâtissier de l’Hôtel Radisson Blu de Bamako, un établissement luxueux, fréquenté par des hommes d’affaires, des diplomates, des équipages de compagnie aérienne et la bourgeoisie locale, est un miraculé.
Alors que le petit commando djihadiste venait de pénétrer aux environs de 7 heures du matin dans le hall d’entrée en mitraillant clients et employés, il a tout d’abord tenté de mettre à l’abri ceux qui étaient venus prendre leur petit déjeuner au premier étage.
« On a traversé la cuisine pour aller au niveau de l’ascenseur pour descendre au sous-sol, raconte-t-il. Un terroriste nous a trouvés là. Il m’a d’abord tiré dessus, puis il a visé des Blancs, des Chinois, des Arabes avant de partir. » Ce n’était qu’un répit.
« Blessé, j’ai été me réfugier avec deux serveuses dans le bureau. Le terroriste nous a retrouvés. J’ai fait comme si j’étais mort, mais Sarah a paniqué. Elle a pris deux balles, mais n’est pas morte. Awa, elle, a été tuée. Il n’a jamais rien dit. Il a seulement tiré. » Puis, Ali Yazbeck décrit une scène stupéfiante où le tireur, « noir et très mince », s’est dirigé vers la cuisine pour se faire griller un morceau de viande, le manger avant d’ouvrir le gaz des cuisinières et repartir poursuivre son massacre.
D’après le dernier bilan officiel, vingt-deux personnes – quatorze étrangers, six Maliens et deux assaillants non encore identifiés lundi matin – ont trouvé la mort à la suite de l’attaque menée vendredi 20 novembre. Selon les témoignages recueillis auprès des survivants, les exécutants de l’opération semblent n’avoir jamais été dans une logique de prise d’otages.
Leur objectif était de faire le maximum de morts, et la plupart des victimes ont été abattues entre le hall d’entrée et le premier étage, où se trouve le restaurant. Cette version contredit la revendication faite par le groupe djihadiste Al-Mourabitoune, dirigé par Mokhtar Belmokhtar – maintes fois annoncé mort, mais dont le ministre français de la défense a confirmé, dimanche sur Europe 1, qu’il avait échappé en juin à un bombardement de l’armée américaine en Libye.
Rivalité régionale avec l’EI
Des interrogations demeurent. Combien de djihadistes ont participé à l’attaque ? Officiellement, les « deux terroristes », qui n’avaient pas 20 ans, ont été tués dans l’assaut mené conjointement par les forces de l’ordre maliennes, la force de réaction rapide de la Mission de l’ONU au Mali (Minusma), quatre gendarmes et policiers français, des forces spéciales américaines et une cinquantaine de soldats des forces spéciales françaises dépêchés en urgence depuis Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso.
Des témoins qui se trouvaient autour du Radisson Blu au moment de l’arrivée des djihadistes affirment pour leur part avoir vu au moins quatre hommes en arme.
Parlaient-ils anglais comme le disent plusieurs clients reclus dans leur chambre ou bien dans la tourmente ceux-ci ont-ils confondu des instructions données par des forces de l’ordre venues les libérer ? Il est avéré, en revanche, que lorsque le nord du Mali était sous contrôle djihadiste, avant le déclenchement de l’opération française « Serval » en janvier 2013, des Nigérians ont rejoint les rangs des combattants islamistes.
D’après l’ex-chef des services de renseignements maliens Soumeylou Boubèye Maïga, « il y a déjà quelques années, un axe Kidal (dans le nord du Mali)-Kano-Kaduna-Katsina (dans le nord du Nigeria) avait été mis en évidence ».
Selon lui, l’étanchéité entre les différents groupes concurrents au sein d’Al-Qaida s’efface dans la bande sahélo-saharienne. Une information corroborée par d’autres sources bien informées sur les questions de lutte antiterroriste. La rivalité régionale avec l’Etat islamique peut être l’un des moteurs de cette évolution.
« Les coups qu’ils ont reçus dans le nord du Mali les ont désorganisés, alors ils doivent montrer qu’ils sont encore capables de frapper.
D’autant qu’ils ont les mêmes cibles : le gouvernement, les Occidentaux, les musulmans qu’ils considèrent comme mécréants et l’accord de paix signé à Alger [entre les autorités et les groupes armés du Nord regroupés au sein de la Coordination des mouvements de l’Azawad] », analyse par ailleurs M. Maïga.
Une source officielle française considère que la revendication d’Al-Mourabitoune, le groupe dirigé par Mokthar Belmokhtar, affirmant avoir perpétré cet attentat « en coordination avec nos frères au sein d’AQMI », Al-Qaida au Maghreb islamique, « peut être lu comme un signe de rapprochement avec Iyad Ag Ghali [le leader d’Ansar Eddine, affilié à AQMI].
Avec le nombre d’hommes qu’on leur a tué, c’est logique, car leurs ressources sont en attrition ».
Dimanche soir, le dernier né des mouvements djihadistes au Mali, le Front de libération du Macina (FLM), dont les bases se situent dans le centre du pays, a ajouté sa revendication en transmettant à RFI et l’AFP un communiqué affirmant qu’il avait agi « avec la collaboration d’Ansar Eddine » et que trois de ses combattants sont « sortis sains et saufs » de l’attaque.
Quelques heures plus tôt, Al-Mourabitoune avait transmis à Al-Jazira un second communiqué affirmant pour sa part que « seules deux personnes ont mené l’opération (…), Abdel Hakim Al-Ançari et Moâdh Al-Ançari », des surnoms qui suggéreraient que les deux hommes sont maliens.
Insaisissable
Au-delà de ces divergences qui pourraient être un moyen de brouiller les pistes, ces deux communiqués viennent confirmer le rôle majeur que continue de jouer Iyad Ag Ghali dans le combat djihadiste au Mali. Figure centrale des rébellions dans le nord du pays depuis vingt-cinq ans, ce notable du clan des Ifoghas, l’aristocratie touareg, connu pour être un amateur de whisky avant de verser dans l’islamisme radical, demeure aussi insaisissable qu’influent.
Opposé au processus de paix signé à Alger, son ombre plane sur le FLM, qui a mené une série d’attaques ces derniers mois dans le centre mais aussi le sud du pays, démontrant que les opérations djihadistes sont désormais en mesure de frapper l’ensemble du territoire malien.
Leur leader, Amadou Koufa, est l’un de ses proches et les soldats français déployés désormais dans le cadre de l’opération régionale « Barkhane » ont arrêté à plusieurs reprises ces derniers temps des petites mains d’Ansar Eddine chargées d’apporter des fonds au FLM.
Officieusement, la France a fait d’Iyad Ag Ghali sa cible prioritaire à abattre, l’essentiel de ses lieutenants ont été éliminés, mais lui continue de circuler discrètement entre sa région natale de l’Adrar des Ifoghas et le sud de l’Algérie, où il a installé sa famille dans la ville de Tinzaouatène.
Selon plusieurs sources, les services de renseignements algériens continuent de le protéger, estimant que le chef d’Ansar Eddine demeure un acteur incontournable pour une paix durable au Mali.
Source : lemonde