Jeudi dernier, je suis allé voir Timbuku, le chagrin des oiseaux, d’Abderrahmane Sissako, le film Franco-Mauritanien qui vient de faire un triomphe aux Césars Français. Pourquoi suis-je allé voir Timbuktu ? Parce que j’aime bien le cinéma en général et les films de Sissako en particulier, par curiosité, et également par souci d’honnêteté : pour mieux comprendre la polémique qui entoure ce film (principalement au Mali) et participer aux débats suscités par cette polémique. On ne pourra pas me reprocher de parler d’un film que je n’ai pas vu.
De Sissako, j’ai beaucoup aimé Hèrèmakono, En attendant le bonheur : très poétique, mélancolique et psychologique. Une subtile réflexion sur les thèmes du départ, voire de l’exil et du déracinement.
J’ai également aimé Bamako : très intéressant et original, même si le film est par endroits manichéen et prétentieux (malgré la présence de notre ami Maître Konaté, aux côtés d’une héroïque Aminata Dramame Traoré).
C’est donc avec un a priori favorable que j’abordais le dernier film de Sissako dans une salle de Bethesda (banlieue huppée de Washington) quasi-déserte (nous étions moins de 10 spectateurs), les américains préférant voir American Sniper (les aventures de l’Inspecteur Harry en Irak – j’exagère à peine) et 50 Shades of Grey (un film érotique sado-maso !).
Après 1 h 40 de pellicule, quelles sont mes impressions ? Malaise. Le film, basé sur un fait divers réel est d’une beauté incontestable mais malhonnête, profondément malhonnête.
Sur le plan de l’esthétique, le film est par endroit superbe : de belles images, de beaux paysages, de beaux visages même si, comme l’a remarqué André Bourgeot avant moi, cette esthétique s’adresse surtout à un public occidental. Ceci est fort compréhensible : après tout, il y a belle lurette que le cinéma africain ne nourrit pas son homme. De nombreux artistes africains se produisent pour l’Occident. Il n’y a aucun mal à cela.
On peut toutefois avoir une production artistique et culturelle ciblant l’Occident et malgré tout rester honnête. Et c’est là le principal problème de ce film, en tout cas pour le public malien, il est malhonnête à bien des égards :
Malhonnête vis-à-vis de l’occupation du Nord du Mali :
Comme l’ont relevé d’autres avant moi, il y a deux grands absents dans ce film : le MNLA et son Azawad. Comme l’explique ici Sabine Cessou :
« Plus grave, aucune allusion n’est faite dans « Timbuktu » à cette rébellion touarègue, qui a mis le feu aux poudres en janvier 2012, avec le massacre de plus de 70 militaires maliens, égorgés ou tués d’une balle dans la nuque dans leur caserne d’Aguelhok. Massacre suivi par une conquête fulgurante, en mars, des trois régions administratives du nord du Mali (Tombouctou, Gao et Kidal) ».
Pas de traces non plus de l’association qui s’est faite entre le MNLA et les islamistes d’Aqmi pour faire cette conquête. Zéro mention du mouvement armé islamiste et touareg Ansar Dine, mené depuis mars 2012 par Iyad Ag Ghali, ancien chef de la rébellion touarègue de 1990, qui n’a pas réussi à prendre le contrôle des laïcs du MNLA. » – Rue89 : « Timbuktu », le film d’Abderrahmane Sissako, loin de la réalité ».
Le film, qui se veut une dénonciation de l’occupation du Nord du Mali et de l’extrémisme se garde bien de montrer que cette occupation a été cogérée et que le mouvement indépendantiste a sa part de responsabilité dans les exactions subies par les populations.
Pourquoi ce silence au sujet du MNLA ? Certains évoquent de biens étranges motifs. Je n’irai pas jusque là…
Malhonnête vis-à-vis du compte-rendu de l’histoire du Targui assassiné :
Le réalisateur Sissako dit baser son film sur une histoire vraie :
« J’avais envoyé un journaliste mauritanien enquêter sur le terrain. Je m’apercevais qu’il ne m’écoutait pas, qu’il ne pouvait pas raisonner comme un cinéaste. À tel point que nos conversations téléphoniques, quand il était sur place, devenaient absurdes… et que j’ai même commencé à les enregistrer, en pensant que cela pourrait être dans le film. C’est pourtant grâce à lui que j’ai trouvé quoi faire. Un jour, il a pu filmer à Tombouctou l’attente de l’exécution d’un Touareg accusé d’avoir tué un pêcheur. Et quand il m’a dit cela, je me suis dit : voilà mon sujet, ce sera l’histoire de ce Touareg. Dans le film, c’est un berger, Kidane, qui a donné la mort par accident à un pêcheur bozo qu’il était venu trouver parce que celui-ci avait tué sa vache. Et j’ai décidé de raconter les quarante-huit heures précédant son exécution. » [Jeune Afrique : Abderrahmane Sissako : « Au Mali, les Touaregs sont à voir comme des victimes]
Notre amie Fatouma Harber de Tombouctou nous livre par contre une histoire plus complexe :
« Je le dis haut, l’écris en gras : c’est faux ! Rien n’est vrai dans cette histoire !
Ce Touareg qui a été la seule personne exécutée par Ansardine à Tombouctou, était un membre du mouvement, il n’était pas un habitant de la région et c’était une personne qui persécutait la population des villages des alentours de Tombouctou. Son acte était prémédité et il a déclaré au pêcheur qui refusait d’exécuter ses ordres qu’il était venu spécialement pour lui avant de le tuer froidement de plusieurs coups de fusil. Il est resté libre longtemps et d’ailleurs Ansardine a essayé de donner le prix du sang à la famille de la victime qui a refusé et a exigé que le coupable soit tué comme le veut la charia. » [ Les Nouvelles du Mali : Le « Timbuktu » de Sissako n’est pas le Tombouctou que j’ai vécu]
Cette version semble confirmée par les médias de l’époque :
« Jugé par un tribunal islamique, l’éleveur venait d’être reconnu coupable du meurtre d’un pêcheur noir de la communauté des Bozos, à la suite d’un incident provoqué par ses vaches, coupables d’avoir abîmé les filets de sa victime. Selon les règles de la charia, Moussa Ag Mohamed, qui était lui-même membre d’Ansar Dine, n’avait aucune chance de sauver sa tête : la famille de la victime ne lui a pas accordé son pardon, ni n’a accepté les 30 millions de francs CFA (un peu moins de 46 000 euros) que les proches de l’éleveur proposaient en guise de diya, c’est-à-dire le prix du sang prévu par la charia. » – Libération : Dans le Nord-Mali, la charia s’applique aussi aux soldats de Dieu.
Pourquoi avoir travesti des faits réels et gommé l’appartenance du « Targui exécuté » à Ansardine, c’est-à-dire aux forces d’occupation ? On devine aisément qu’un militant d’Ansardine à l’écran n’aurait pas suscité la même sympathie de la part du public occidental, et peut-être pas les mêmes récompenses…
J’avais écris sur ce forum que pour les Tombouctiens, ce film pourrait être vécu comme si on faisait une fiction sur Varsovie pendant la seconde guerre mondiale en parlant des malheurs d’une famille allemande tout en ignorant la tragédie que vivaient des milliers de Juifs dans le ghetto… C’est pire que ça. C’est plutôt comme si on racontait la vie d’un officier SS en « oubliant » de préciser qu’il était SS…
Malhonnête vis-à-vis de la représentation des différents personnages et du pêcheur Bozo :
Dans ce film, les principaux protagonistes ont tous droit à une humanisation plus ou moins poussée : Kidane, l’éleveur Targui est présenté comme un brave père de famille, à l’écart de toute violence. C’est un gentil baba cool qui joue de la guitare et a des rapports affectueux avec sa femme et sa fille.
Abdelkrim, l’un des chefs djihadiste est un gars sympa, dénué de toute agressivité, qui fume en cachette et qui aide volontiers son prochain, même s’il convoite également la femme dudit prochain (ce qui est en principe interdit, non ?). Certains djihadistes de base nous apprennent qu’ils étaient rappeurs dans une autre vie, et qu’ils sont là parce qu’ils sont paumés, c’est tout. Même le grand boss des djihadistes fait preuve d’écoute lorsqu’il se laisse gentiment sermonner par l’imam local, symbole selon Sissako, d’un islam à visage humain.
Le comble de cette humanisation (ou du ridicule, c’est selon) est atteint lorsqu’un djihadiste ôte sa djellaba ou son treillis et se met à danser comme une ballerine d’opéra sous le regard approbateur de la folle du village (qui pour d’étranges raisons, semble plus préoccupée par le tremblement de terre d’Haïti que par l’occupation de son propre pays… Passons.). Après avoir survécu à une scène pareille, on a une furieuse envie :
a) d’éclater de rire,
b) d’aller voir le gérant du cinéma pour exiger un remboursement,
c) de rejoindre le MUJAO.
Je me suis contenté de a) et d’ailleurs, je n’étais pas le seul à faire ce choix. Le personnage de la déséquilibrée est sans doute inspiré de « Moulaye le Fou », personnage emblématique de Tombouctou qui a défié l’occupant et arborait fièrement un drapeau malien au plus fort de l’occupation.
Bref, le réalisateur nous rappelle que tous ces personnages sont avant tout des hommes, de simples hommes, pris dans un jeu trop grand pour eux et en train de faire (souvent à contrecœur) des choses qui ne les amusent pas forcément.
Le pêcheur Bozo par contre n’a pas droit au même traitement. C’est le seul personnage unidimensionnel du film. On ne le montre pas en train de jouer de la guitare, du piano ou de la flûte traversière. Il ne s’exerce pas au Karaoké avec ses enfants et ne pose pas non plus ses filets pour exécuter des entrechats à la Nijinski. On ne donne la parole ni à sa femme ni à ses enfants. Quand sa famille intervient, c’est tout juste pour confirmer la sentence de mort de notre aimable éleveur Targui. Le pêcheur est présenté comme un personnage fruste, travaillant comme un nègre (c’est le cas de le dire), et agressif envers toute personne approchant de près ou de loin ses filets. Il est chosifié : c’est un Africain comme aime à les dépeindre Sarkozy : on devine qu’il n’est pas assez « entré dans l’histoire » et qu’il « répète les mêmes gestes depuis la nuit des temps, au rythme incessant des saisons »… C’est également le seul personnage du film qui fait preuve d’agressivité inutile : lorsqu’une innocente vache saccage ses filets, il pète les plombs et abat l’animal. Le meurtre du pêcheur est par contre décrit comme un banal accident.
Certains diront que le but ultime d’une œuvre d’art n’est pas d’être honnête, mais uniquement d’exprimer la sensibilité du créateur, même si celle-ci peut gêner ou choquer. Ce n’est pas dans une galerie d’art que l’on cherche de l’honnêteté, il ya tribunaux et commissariats pour ça. L’art se doit d’être libre, affranchi de toute allégeance aux convenances, et surtout subversif.
A ceux-là, je demande de ne pas confondre subversion et prostitution : si les deux choquent, l’une libère l’homme, l’autre l’asservit davantage. Par ailleurs, je pense que l’honnêteté est une exigence pour tout être humain, que l’on soit artiste, président ou … danseuse ballerine.
On me dit que le film est beau, poétique et que cela suffit pour mériter récompenses et hommages. Après tout notre époque ne brille pas par son souci de l’exactitude et de la vérité. Tant mieux pour ceux qui se contentent de la beauté extérieure et des apparences. D’autres, plus exigeants (ou plus naïfs, c’est selon), croient encore que pour les œuvres d’art comme pour les hommes, l’esthétique la plus importante est celle des âmes.
En Afrique, noyés sous les crèmes éclaircissantes et les mèches de cheveux provenant d’autres continents, nous avons l’habitude des beautés factices et racoleuses. Nous avons également appris à discerner le vrai sous le clinquant…
Avant Timbuktu, d’autres œuvres se sont illustrées par leur beauté bancale. Le film Birth of a Nation de DW Griffith est célébré comme étant un chef d’œuvre cinématographique, une révolution pour l’époque. Son propos ? Le Ku Klux Klan est une légitime milice d’auto-défense… On appréciera :
Lolita de Nabokov est encensé comme un chef d’œuvre littéraire. Son propos ? Les obsessions érotiques d’un homme d’âge mûr à l’endroit des filles de 9-14 ans…
Cela dit, ni Timbuktu, ni son réalisateur ne méritent pour autant un boycott, une interdiction et encore moins une fatwa. D’ailleurs à ce jour, le film n’est pas interdit au Mali et je ne pense pas qu’il le sera. Le Président malien ne dit-il pas qu’il est Charlot, pardon Charlie ? Je souhaite de tout cœur que le réalisateur présente lui-même son œuvre au public malien et qu’il échange avec lui, surtout avec les habitants de Tombouctou qui sont après tout, les héros involontaires de cette histoire et qui savent mieux que quiconque ce qu’ils ont enduré. Là-bas il n’y a pas que les oiseaux qui ont du chagrin…
Quant aux Maliens dans l’ensemble, ils ne doivent pas être surpris des falsifications présentes et à venir. Lorsqu’on s’habitue à voir les autres se battre à notre place, il ne faut pas être surpris de les voir raconter notre histoire à notre place, à leur façon.
Pour ma part, je suis sorti de la salle avec, je ne sais pourquoi, cette citation d’Henry Clay en tête : « Si brillant, et pourtant si corrompu. Tel un maquereau échoué sur la plage par une nuit de lune, il brille mais il pue. »
Stéphane Kader Bomboté
« À Moulaye, qui continue de veiller sur Tombouctou et le Mali, de là ou il se trouve.«