Dans un article dithyrambique (Le Monde du 22-23 février 2015), Franck Nouchi célèbre Timbuktu, « ce magnifique réquisitoire contre l’intégrisme et l’obscurantisme » et suggère une relation de cause à effet entre « la tuerie de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes » et les sept Césars obtenus par le film. Lors de la cérémonie, « Abderrahmane Sissako a rendu un hommage vibrant à la France, “ce pays magnifique, capable de se dresser contre l’horreur” ». Rarement le contexte de production et de réception d’un film aura autant pesé sur les lectures qu’on en propose.
Si l’on tente de prendre un peu de distance par rapport à ce contexte, que comprend-on, quand on est un spectateur français lambda, en regardant ce film d’un réalisateur mauritanien [1], produit par la France, dont le titre est le nom d’une ville du Mali qui fut récemment le lieu d’un affrontement entre l’armée française et des rebelles maliens plus ou moins associés au terrorisme islamiste qui sévit dans la région ?
Pas grand chose à vrai dire : on admire des images magnifiques d’une région semi-désertique de la savane subsaharienne, traversée par un fleuve, des rues étroites d’une localité traditionnelle construite en terre, mais on n’en saisit pas la topographie, encore moins l’organisation sociale. Des hommes armés de fusils mitrailleurs, habillés d’uniformes beiges peu identifiables (certains portent un gilet noir où est écrit « police islamique »), parlant des langues différentes, dont le français, l’arabe, l’anglais et, pour certains, les langues locales, sillonnent à moto, en 4 x 4 ou en pick-up des rues étroites bordées de maisons traditionnelles, ou la campagne semi désertique alentour ; ils terrorisent la population sous prétexte de faire appliquer la charia, en interdisant aux habitants la musique, le football, en obligeant les femmes à porter gants, chaussettes et voile intégral. Les personnages identifiables sont un éleveur qui vit sous la tente avec sa femme et sa fille, et fait garder son troupeau par un jeune garçon dont on comprend qu’il n’a pas de famille (on ne les voit jamais travailler, ni lui ni sa femme) ; un pêcheur qui pose ses filets au bord du fleuve et abattra avec sa lance une des vaches venue boire trop près ; à la suite de quoi l’éleveur vient se battre avec le pêcheur qu’il finit par tuer d’un coup de pistolet. Cette séquence est particulièrement incohérente : l’éleveur, qu’on nous a d’abord montré comme un homme pacifique vivant sous sa tente avec sa femme et sa fille qu’il aime et qu’il respecte, se précipite sur le pêcheur qu’il finit par tuer avec son pistolet, comme s’il n’existait aucune loi ni aucune capacité de résolution des conflits dans cette société traditionnelle.
L’esthétisme de la mise en scène est particulièrement choquant à ce moment-là : après le meurtre, un zoom arrière nous montre le meurtrier traversant la rivière alors que le soleil se couche, dans un paysage apparemment apaisé… Alors qu’il retourne à sa tente, des djihadistes viennent l’arrêter et organisent son procès où il est condamné à donner quarante vaches à la famille du pêcheur ; bizarrement, il est également condamné à mort et fait un long discours sur la douleur qu’il a de laisser sa fille sans protection ; il est finalement amené dans une sorte de terrain vague entouré de briques, parcouru par un troupeau de chameaux, où les villageois sont réunis ; sa femme, tenue dans l’ignorance du sort de son mari, est amenée sur les lieux de l’exécution par un mystérieux motocycliste en tenue colorée ; au moment où le couple est réuni, il tombe sous les balles des djihadistes qui poursuivent ensuite le motocycliste en pick-up et en moto ; le film se termine sur des plans alternés de la fillette, du jeune garçon, de l’homme en tenue colorée et d’une gazelle, qui courent à travers les dunes de sable.
En nombre, des personnages plus ou moins identifiables ponctuent le récit de manière épisodique, en particulier une sorte de prêtresse vaudou (elle fait allusion au tremblement de terre en Haïti) en costume bariolé et armée d’un coq, qui se promène dans les rues en invectivant les djihadistes, sans être inquiétée. Le summum de la confusion pour le spectateur est atteint quant on voit un des djihadistes se mettre à danser – en cachette – à côté d’elle, dans une chorégraphie de type occidental moderne ; beaucoup de séquences sont accompagnées d’une bande-son musicale de style occidental classique que rien ne justifie, ce qui est pour le moins incohérent dans un film qui se passe dans une localité traditionnelle subsaharienne, et dans une histoire où la musique est interdite. Quand, dans un intérieur, quelques jeunes gens, garçons et filles, chantent en s’accompagnant d’instruments à corde traditionnels, des soldats font irruption pour les arrêter ; l’une des filles sera fouettée en place publique. Une autre séquence, dont on n’identifie pas quel rapport elle a avec la précédente, nous fait assister à la lapidation par les soldats d’un homme et une femme enterrés dans le sable jusqu’au cou.
La logique qui organise le montage des séquences est largement incompréhensible ; tous les personnages parlent et agissent avec une lenteur qui semble destinée à nous faire apprécier la beauté des couleurs, des cadrages, des acteurs qui incarnent les villageois (noirs de peau). En revanche, les acteurs qui incarnent les soldats (et qui ont un type physique « arabe » et la peau claire) semblent choisis pour leur laideur… L’imam de la mosquée, un homme âgé habillé de blanc, assis en tailleur, incarne la sagesse de l’islam, face à la volonté prédatrice des djihadistes (il tente de leur expliquer, sans succès, que le mariage forcé d’une jeune fille du village avec un des leurs est contraire à la coutume et à l’islam).
D’un côté des « indigènes » idéalisés qui se livrent à diverses occupations simples et pittoresques — à quoi se réduit pour un Occidental l’Afrique éternelle (la pêche et l’élevage) —, de l’autre des djihadistes apatrides à moto (on pense aux anges de la mort du film de Cocteau, Orphée), surgis de nulle part pour faire régner la terreur. Mis à part les téléphones portables, l’économie occidentale mondialisée ne semble avoir aucunement pénétré ces lieux, dont on nous laisse entendre que leurs habitants vivaient tranquillement de l’élevage et de la pêche, tout en faisant de la musique et en jouant au football, avant l’irruption de ces prédateurs. Certains plans font penser à la peinture orientaliste du XIXe siècle pratiquée par Ingres, Delacroix, Gérome ou Chasseriau. Que les milieux français du cinéma et de la cinéphilie aient plébiscité cette esthétisation à outrance de la situation du Mali contemporain en dit beaucoup sur nos œillères, mais très peu sur ce pays africain qui souffre à la fois des frontières léguées par la colonisation, de la corruption de ses élites politiques et militaires, de la mondialisation économique et des effets de la guerre civile libyenne [2].
Non seulement on ne voit rien des contradictions de la société malienne, en particulier de la rébellion touarègue et de la sécession du Nord, des tensions entre différents groupes ethniques sur lesquelles se sont appuyés les djihadistes, mais on est conforté dans une vision sarkozyste (et hollandienne ?) de « l’homme africain pas assez entré dans l’Histoire », avec ces indigènes sans défense victimes de prédateurs apatrides. Tout ce qu’on peut leur souhaiter, c’est l’intervention d’une armée moderne capable de mettre en déroute ces pirates du désert, celle de la France bien sûr… CQFD.
Les milieux du cinéma américain semblent moins sensibles que nous au charme de ce film, puisque l’Académie des Oscars lui a préféré le film polonais Ida.
Notes
[1] Nicolas Beau, le 20 février 2015 sur Mondafrique, décrit Sissako comme « le BHL des dunes ». [2] Lire, par exemple, Philippe Leymarie, « Comment le Sahel est devenu une poudrière », Le Monde diplomatique, avril 2012.
Geneviève Sellier
Source : blog.mondediplo.net